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Richard Millet

Richard Millet

Richard Millet

Originaire de Viam, Richard Millet vit, de sept à quatorze ans au Liban, sa deuxième culture, puis rentre en France. Il enseigne pendant quelque temps, d’abord dans le Nord, puis en banlieue parisienne. Il publie ses premiers romans aux éditions P.O.L. (Ndlr : d’après les initiales du fondateur : Paul Otchakovsky-Laurens) en 1983, plus tard chez Gallimard. Au total, il fera paraître plus de 80 ouvrages en l’espace de trente ans. Une œuvre complexe et exigeante où la recherche du style est primordiale.

Il a assuré également le rôle d’éditeur chez Gallimard et a donc participé à la sélection des manuscrits reçus; il fera ainsi publier deux prix Goncourt : « Les bienveillantes«  de Jonathan Littell en 2006 et « l’Art Français de la guerre«  d’Alexis Jenni en 2011.

Richard Millet aurait souhaité être pianiste, une passion pour le clavier qu’il assouvit en amateur. Son essai «Éloge littéraire d’Anders Breivik» a créé la polémique en 2012 ; soumis à la pression de la bienpensance, il est finalement obligé de démissionner du comité de lecture de Gallimard. Ce qui en dit long sur la liberté d’expression qui ne supporte plus la moindre divergence idéologique par rapport à la ligne gaucho-germano-pratine

 

l’art de la conversation n’étant pas tout à fait mort, l’orthographe pas encore erratique, la langue nivelée, déstabilisée à coups d’apocopes, d’aphérèses,(1) d’argot, de sigles et de parataxes (2)

Il était originaire d’une combe, à l’autre extrémité du plateau de Millevaches, d’un hameau qui s’appelait Prunde ou Taphaleschas, un nom bizarre où s’entend encore le bruit des Barbares qui ont déferlé sur l’Europe, dans l’ancien temps.

Une fois avalée la tranche de saint-nectaire glissée dans un morceau de pain si épais qu’on ne pouvait plus lui donner le nom de tartine que s’obstinait pourtant à employer ma mère, mais celui de casse-croûte, ou encore de «cassou», morceau de pain si gros qu’il fallait le couper au couteau et non avec les dents, j’allais derrière l’ancien fournil … Pas d’eau courante, pas de toilettes, pas de réfrigérateur : une maie dans laquelle on gardait le beurre, la viande, le fromage et les œufs, tandis que le pain était rangé dans un râtelier accroché au plafond. Pas de salle de bains non plus, et une nouvelle fois je me demande comment j’ai fait pour rester propre au cours de ces deux mois, car je ne garde aucun souvenir de m’être lavé, et si je l’ai fait, ce ne pouvait être que la figure et les mains, si bien qu’à la fin de l’été je devais sentir cette riche et complexe odeur de paysan qu’on peut encore trouver aujourd’hui non plus en Europe, d’où les odeurs corporelles ont été presque partout bannies, mais chez les paysans de l’Anatolie, du plateau calcaire de haute Syrie, ou dans les steppes de l’Asie centrale.

.. et qui n’a pas connu le bonheur de lire pendant des heures, la nuit, en entendant le crépitement de la pluie sur le toit dans le grand silence, n’a rien connu des rares plaisirs de ce monde.

elle dont le langage était aussi délicat que le corps, et l’appétit si mince que Jeanne s’en agaçait, prétendant que ça lui «savait mal», idiolecte siomois équivalent à «faire du tort», ou à «faire honte»

Un autre exemple, tenez : Émile Littré, vous savez qui c’est, n’est ce pas ? Eh bien, sa femme l’a trouvé une fois en train de lutiner la bonne, et lui a dit : «Monsieur, je suis surprise !» Littré lui a répondu, transformant l’adultère en leçon de langue française : «Non, madame, c’est nous qui sommes surpris; vous, vous êtes étonnée ..»

Ma vie parmi les ombres, Gallimard, 2003

(1) apocope, aphérèse : pour simplifier, on dira que ce sont des synonymes « d’abréviation« 

(2) parataxe : suppression des liaisons de subordination entre deux ou plusieurs propositions