Avant de m’intéresser à Henri Queuille, je ne connaissais de lui que le nom et l’image d’un personnage présenté comme indécis et adepte de combinaisons, image véhiculée par la rumeur parfois simplificatrice…
N’ayons pas peur des mots : Henri Queuille fut le premier politique d’envergure de la Corrèze, un acteur majeur dans ce domaine durant l’entre deux-guerres et pendant la 4ème République.
Henri Queuille eut une carrière extrêmement riche et pourtant on ne peut pas dire que la postérité ait identifié en lui un personnage d’exception, loin de là. Et s’il est encore connu, c’est plus comme le symbole d’un certain immobilisme Note 1 dont certains ont bien voulu l’affubler, plutôt inhérent en réalité au système politique de cette époque où va régner le système des partis et les combinaisons. Un système qui va perdurer et se transformer en instabilité presque continuelle sous la 4ème République.
Henri Queuille fut omniprésent durant toute cette période, qui va de 1920 jusqu‘en 1955 ; ministre à de multiples reprises, presque incontournable, il devient finalement chef du gouvernement sous la 4ème République.
Personnalité compétente, soucieuse de bien comprendre le fond des choses – son côté rationnel sans doute, il est médecin – mais pas seulement. Doué à l’évidence pour la négociation et capable de compromis, et apprécié pour cela par tous ceux qui l’ont côtoyé. Cette capacité à débattre pour rechercher le consensus lui a ouvert nombre de portes et lui a permis de régler de nombreux problèmes. La recherche de compromis a bien sûr chez lui des limites que l’on perçoit assez clairement quand on suit son parcours sous l’étiquette radicale-socialiste, un parti que l’on pourrait situer quelque part au centre de l’échiquier avec un léger tropisme vers la gauche, susceptible de s’allier tant avec son flanc gauche que son flanc droit.
Évidemment, si on est à la recherche de faits ou de détails croustillants, on sera largement déçu par le personnage ; car même s’il a été caricaturé, il n’a, à aucun moment, prêté le flanc à la critique et les Gala ou Voici de son époque n’ont jamais relevé chez lui le moindre pas de travers. La modestie est sa marque de fabrique.
1884 Naissance à Neuvic (19). Son père, François, est pharmacien et adjoint au maire de Neuvic, sa mère, Marie-Blanche de Masson de Saint Félix est originaire de Sornac.
1894 10 ans – Le décès soudain de son père en 1895 bouleverse l’équilibre familial. La famille s’installe à Tulle et les deux frères sont scolarisés au lycée qui deviendra le lycée Edmond Perrier, où il fait ses études secondaires
Élève brillant, Henri Queuille obtient le bac en 1902 et entreprend aussitôt après des études de médecine à Paris.
1904 20 ans – Sa mère décède en 1907 ce qui l’amène à interrompre sa préparation à l’internat de médecine. Il termine son doctorat et s’installe en 1908 à Neuvic comme généraliste. Il va exercer pendant 6 ans et se souvient de cette période particulière :
« C’était dur, croyez-moi d’être médecin de campagne à cette époque. Les chemins étaient épouvantables, il n’y avait pas le téléphone et il fallait se déplacer par n’importe quel temps, soit à pied, soit à bicyclette, soit à cheval ! C’est souvent qu’on venait frapper à ma porte, en pleine nuit, à deux ou trois heures du matin, pour me demander de me rendre d’urgence à Soursac, à Lamazière-Basse ou à Sérandon. Ah ! Il n’y a pas un carrefour, pas un coin de campagne, pas une maison auxquels je ne puisse accrocher un souvenir ! »
Par son dévouement et son humanisme, il va rapidement être connu comme «le bon docteur Queuille», surnom qui lui restera tout au long de sa vie. Les caricaturistes sauront exploiter ce qualificatif.
En 1912, il se lance en politique et se présente aux élections municipales. Il est élu maire de Neuvic pour ce qui sera un long bail, puisqu’il restera pendant 53 ans à ce poste. Son fils Pierre est né l’année précédente, ce qui fait dire à certains qu’il a été « père en 11, maire en 12« . Dans son premier discours de maire, on devine chez lui une personnalité modeste et respectueuse qui sait exprimer sa gratitude à ceux qui ont permis son élection et reconnaître la valeur du travail effectué par ses prédécesseurs, fussent-ils des adversaires sur un plan politique.
L’année suivante il sera élu conseiller général…
1914 30 ans – Il devient député de la Corrèze aux élections législatives du printemps 1914 à la suite d’un concours de circonstances favorables, sous l’étiquette du parti radical socialiste – ce parti connaîtra son apogée dans l’entre deux guerres – sur la circonscription d’Ussel. Note 2
La guerre survient quelques mois plus tard : engagé volontaire, il est en charge d’un hôpital militaire à Baccarat, en Meurthe et Moselle (54). Il commence quelques mois plus tard son activité de parlementaire et est déchargé provisoirement de ses obligations militaires. Mais à la suite de l’offensive allemande du début 1916, il est réaffecté sur le front à Verdun, puis sur la Somme. Il reçoit la croix de guerre en 1916.
Après 1918, il retrouve pleinement sa fonction de parlementaire. Ses judicieuses interventions à la chambre des députés seront remarquées et c’est sans doute ce qui explique son entrée en 1920 comme sous-secrétaire d’État à l’Agriculture dans le gouvernement d’Alexandre Millerand, date qui marque le véritable début de sa carrière politique au plan national.
1924 40 ans – Il conduit en Corrèze la liste du Cartel des gauches qui va obtenir la majorité au parlement et gouverner pendant quelques années avec Édouard Herriot en chef de file.
Reconnu comme spécialiste incontournable du domaine, il va être en charge du ministère de l’Agriculture à partir de 1924 pendant près de 4 ans, poste qu’il retrouvera entre 1932 et 1934.
Il sera un soutien constant du monde agricole et militera pour une généralisation de l’électrification des campagnes ainsi que pour la mécanisation accrue de cette activité. On lui doit aussi la création des chambres d’agriculture, de l’école supérieure du génie rural, de la caisse nationale du Crédit Agricole, des mutuelles et coopératives agricoles, le développement de l’enseignement agricole et de la recherche agronomique ainsi que son action pour le reboisement des forêts, l’utilisation des forces hydrauliques (ce qu’on appelle alors la «houille blanche»), etc. Il devra affronter les problèmes récurrents d’autosuffisance alimentaire en matière de céréales : le pain est un sujet majeur dans ces années-là.
Il sera nommé pour quelques mois à la Santé Publique ainsi qu’au ministère des Postes durant le second semestre 1932.
1934 50 ans – Il continue sa carrière au plus haut niveau et assure de nouveau les fonctions de ministre de la santé publique, puis des Travaux publics pendant une année pour retrouver l’Agriculture de 1938 à 1940
Ses qualités de loyauté, son souci constant de ne heurter personne et sa recherche constante de conciliation pour résoudre les difficultés, préférant le compromis à la querelle expliquent l’estime et la considération dont il jouit.Note 3
Au décès d’Henry de Jouvenel Note 4 en 1935, il prend sa suite en tant que sénateur de la Corrèze. Sent-il arriver la vague du front populaire ? Toujours est-il qu’il ne se représente pas aux législatives de 1936 et c’est le communiste M. Vazeilles qui lui succède à l’Assemblée.
Il retrouvera un poste ministériel à la mi-1937 dans le gouvernement Chautemps qui succède à Léon Blum, dans lequel il sera ministre des travaux publics. C’est à ce titre qu’il conduira durant l’été 1937 les discussions qui aboutiront à la création de la SNCF au 1er septembre 1937. En avril 1938, il est de nouveau nommé à l’Agriculture … Ainsi, entre 1920 et 1940, il aura été vingt-deux fois membre d’un cabinet ministériel, dont seize (!) fois à l’Agriculture.
Durant la période de guerre, il refuse de soutenir Pétain et se retire à Neuvic où il va s’improviser exploitant forestier et créer une entreprise de fabrication de charbon de bois destiné à alimenter les véhicules à gazogène. Un sujet qu’il connaît et auquel il s’est intéressé dans ses fonctions ministériel-les à l’agriculture…
Par l’intermédiaire de son fils Pierre, il tisse des liens avec la résistance et noue des contacts avec Londres. De Gaulle lui fait savoir qu’il souhaiterait l’avoir près de lui et Henri Queuille franchit le pas au printemps 1943 en s’envolant pour Londres. Mesurons le courage qu’il a fallu pour ainsi abandonner sa famille et se lancer dans une aventure incertaine alors qu’il a près de 60 ans ! Note 5
1944 60 ans – Il fait partie de l’état-major qui gravite autour du Gal de Gaulle lequel le nomme à la commission du débarquement en charge des mesures à prendre dès la libération du territoire ; quelques mois plus tard, il devient commissaire auprès du CFLN, le Comité Français de Libération Nationale, structure qui se transformera en 1944 pour devenir le premier Gouvernement Provisoire. Il en assurera la présidence par interim.
En désaccord sur le fond avec de Gaulle, il reprend sa liberté politique à la fin 1944.
Il va être réélu aux élections législatives de 1946 et prend alors la présidence du groupe parlementaire radical-socialiste à l’assemblée. Il devient ministre des Travaux publics, du Transport et du Tourisme dans le gouvernement Schuman en 1948.
À la suite de la chute de ce gouvernement, il est nommé président du Conseil en septembre 1948 : il a 64 ans. Dans son équipe, un nom encore peu connu même s‘il a déjà été ministre : F. Mitterrand, secrétaire d’État à l’information (voir un extrait de son allocution prononcée pour le second anniversaire du décès d’Henri Queuille en fin de page). Son bilan est jugé plutôt positif, marqué par le déblocage des fonds du plan Marshall, avec ses contreparties nécessaires qui étaient le redressement des finances et la maîtrise de l’inflation. Il sut également ramener l’ordre républicain mis à mal par une succession de grèves …
Il sera poussé à la démission en octobre 1949 mais retrouvera par deux fois ce même poste pour de courtes durées. Élément incontournable de cette 4ème République, il occupera le devant de la scène en alternant les fonctions de président (3 fois) et de vice-président du conseil (7 fois) entre 1948 et 1954. Durant cette période, il sera à plusieurs reprises en charge du ministère de l’Intérieur.
1954 70 ans – Tout doucement, il va se retirer de la vie politique. Élu pour la dernière fois député en 1956 pour deux années, il poursuit toutefois son mandat de maire de Neuvic Note 6
1964 80 ans – Il quitte son mandat de maire de Neuvic en 1965. Il décède le 15 juin 1970 à l’âge de 86 ans. Quelques mois avant le Gal de Gaulle …
Note 1 H. Queuille est censé avoir prononcé cette phrase assez étonnante : « il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par venir à bout »
Note 2 Sa profession de foi pour les élections législatives de 1914 :
« Républicain par tradition comme l’étaient les miens, profondément attachés aux conquêtes de la République, j’ai toujours pensé que j’étais tenu de suivre les exemples de droiture politique et de fidélité à mes opinions que j’avais puisés dans ma famille, et que, pour arriver, je ne devais me prêter à aucune compromission. Je suis aussi de ceux, et j’en suis fier, qui n’ont jamais utilisé une parcelle de l’autorité que les électeurs leur avaient donnée, pour assouvir une basse vengeance ou satisfaire un intérêt électoral. Quant à mon idéal de ce que doit être la République, je le résume dans le désir de réaliser tous les espoirs qu’elle fait naître chaque jour, dans ce que ces espoirs ont de plus noble et de plus généreux. »
Note 3 d’après Jean Jolly, Dictionnaire des parlementaires français
Note 4 Henry de Jouvenel, journaliste, ministre, ambassadeur et accessoirement mari de l’écrivain Colette, est sénateur de la Corrèze entre 1921 et 1935.
Note 5 Voilà comment Edgar Faure rapporte avec humour cette épopée, l‘équipée courageuse de ce sexagénaire tranquille que de plus jeunes n’auraient pas osé entreprendre. Il écrit : « Le « père Queuille » ne tarda pas à apparaître. C’était le dernier personnage au monde que j’aurais imaginé en train d’attendre de nuit un bimoteur clandestin sur un coin de prairie balisé par des paires de draps ! »
Note 6 Déclaration recueillie à l’occasion de ses 80 ans : « Le mandat que je préfère est celui de maire de Neuvic, ma commune natale. Il m’a été confié il y a cinquante deux ans. Un maire peut transformer sa commune et voir les preuves de son activité. Il n’en est pas ainsi pour les mandats parlementaires, ministériels et pour le président du Conseil qui n’a pas souvent la satisfaction de réaliser, lui-même, une œuvre durable. »
Extraits de l’Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à la mairie de Neuvic, mardi 4 mai 1982
Monsieur le Maire, Mesdames et messieurs,
Voici que je retrouve à Neuvic d’Ussel des lieux que j’ai connus grâce à Henri Queuille, dans les années qui paraîtront aux plus jeunes déjà lointaines. L’un des responsables de la République, Président du Conseil, homme sage, écouté, plein de sensibilité et de finesse, Henri Queuille représentait déjà l’un de ceux vers lequel on se tournait lorsqu’on avait besoin d’un conseil et sur les intérêts de la patrie, et sur la gestion quotidienne des choses, des biens des collectivités locales.
En visitant ce musée, j’évoquais bien entendu des souvenirs personnels. Comment leur échapper ? Et je me souvenais de cette dernière visite faite ici même, dans cette maison où j’avais vu le président Queuille, vieilli mais encore présent. Il m’avait alors, je le crois, témoigné pour la dernière fois de son affection, mais aussi donné les conseils que j’attendais à partir de ses réalisations corréziennes et dont j’avais tant besoin dans l’exercice de mon propre mandat. Je me souviens d’y avoir vu madame Queuille dont la physionomie doit rester présente à nos mémoires et associée à celle de son mari.
…
Henri Queuille, homme politique, déjà éminent, qui s’était engagé pendant la première guerre mondiale, n’a pas hésité sur le chemin à suivre, lors de la deuxième guerre mondiale alors qu’il aurait pu être sollicité par la facilité et la compromission : il a rejoint Londres, la France libre, le Général de Gaulle.
…
Eh bien, Henri Queuille a toujours été là lorsqu’il le fallait, comme il le fallait. On le représentait souvent de façon caricaturale comme un homme un peu effacé avec son gentil sourire, avec ses traits parfaitement réguliers, difficiles précisément à saisir dans des expressions soit de grande éloquence, soit romanesques. Et pourtant pour ceux qui le connaissaient bien, il y avait bien des itinéraires qui permettaient de reconnaître en lui une qualité supérieure, une dimension intérieure dont il imprima, en diverses circonstances, les événements de notre histoire qu’il a vécus.
…
J’ai été retardé par le temps mais c’est un heureux temps puisqu’il va permettre à l’agriculture de cette région de sortir enfin de cette longue sécheresse. Il faut donc le considérer comme un signe de bienvenue, de chance et d’espoir.
Vive la République, vive la France !
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SUITES (À VENIR PROCHAINEMENT) :
chap 2 – H. Queuille, le ministre de l’Agriculture des années 20
chap 3 – Henri Queuille, ministre polyvalent des années 30
chap 4 – H. Queuille, Président du Conseil
chap 5 – H. Queuille le corrézien
Sources :
– musée départemental de la résistance ”Henri Queuille”, 21 rue du commerce, 19160 Neuvic
https://www.correze.fr/nos-missions/culture-patrimoine-sports/les-projets-et-lieux-culturels/le-musee-departemental-de-la-resistance-henri-queuille
https://www.neuvic-correze.net/article_31_1_musee-departemental-de-la-resistance-henri-queuille-_fr.html
– sites Internet de l’Assemblée Nationale et du Sénat
– site du quotidien La Montagne