Catégorie : ÉCRIVAINS

Le Dr François Longy

Le Dr François Longy

Le docteur François Longy (1828-1899) a exercé son métier de médecin sur le canton d’Eygurande exclusivement. Il fut en outre maire de la commune et conseiller général du même canton de 1867 jusqu’à sa mort.

Il connaissait donc parfaitement ce territoire et ses habitants, avait sans doute recueilli quelques confidences lors de ses visites. Et il était donc parfaitement fondé à en faire la description.

Il a rédigé une monographie, parue en 1891, dans laquelle il décrit en détail le canton, sa géographie, son histoire et ses habitants. Et il consacre un chapitre à chacune des 10 communes qui le composaient alors (depuis 2015, il a été intégré dans le canton d’Ussel et n’a plus d’existence administrative )

Cet ouvrage constitue un témoignage historique précieux et précis sur la vie dans les campagnes Haute-Corréziennes, à la fin du XIXème siècle. On prétend que son recensement de la faune piscicole sert encore de référence pour évaluer la perte de diversité et l’appauvrissement de la richesse biologique de nos rivières.

Le docteur Longy n’est pas un écrivain à proprement parler, plutôt un érudit. Il a écrit d’autres ouvrages à caractère historique : « Port Dieu et son prieuré » (1889), « Généalogie de la famille de Bort » (1895)

 

[ Sur la géologie et ses limites de l’époque ]

Époque secondaire.

Cette époque a une durée de 2 millions 300 mille ans environ, pendant laquelle la croûte terrestre augmente de cinq kilomètres d’épaisseur. [ on sait aujourd’hui que le mésozoïque a duré 180 millions d’années ]

Le jour et la nuit n’existent pas encore; une température uniforme de 26 à 30 degrés se maintient pendant toute l’année dans notre pays, où les arbres à feuilles persistantes et les animaux géants deviennent nombreux.

[ À cette époque, pour évaluer l’âge de la terre et du système solaire, les astronomes et géologues essaient de calculer le temps nécessaire pour que la Terre passe graduellement de l’état gazeux initial à l’état solide, la température diminuant régulièrement jusqu’aux valeurs qu’on connaît actuellement. Ce faisant, ils ignorent alors la chaleur résultant de la fission des atomes, phénomène encore inconnu à l’époque et commettent donc une erreur importante… ]

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[ Description de la campagne Corrézienne ]

Ces villages, presque toujours bâtis à mi-côte des mamelons, abrités contre les vents du nord, offrent un aspect rustique et gracieux avec leurs maisons couvertes en chaume et les grands

arbres qui les entourent. Les habitations, surtout celles nouvellement construites, sont assez confortables et sans les fumiers et les terreaux qui encombrent les chemins et s’étendent jusqu’aux portes, elles seraient dans d’assez bonnes conditions de propreté et de salubrité.

Les prés, les champs et les pacages, généralement situés autour des bâtiments d’exploitation, sont clos par des haies d’aubépines, de houx, de coudriers, de hêtres, de chênes, de bouleaux et de frênes. Puis viennent les bruyères qui recouvrent les sommets, et de petits bouquets de bois plantés çà et là.

Quelques arbres fruitiers bordent les chemins du village ou forment de petits vergers.

Des ruisseaux à l’eau limpide parcourent les vallées et arrosent les prairies.

Aux mois de mai et de juin, arbres et plantes ont une couleur vert-tendre qui réjouit la vue et qu’on ne rencontre que dans les pays montagneux.

Le silence de cette belle nature n’est interrompu que par le murmure des ruisseaux, le bruissement des feuilles, le bourdonnement des insectes, le cri des animaux, le chant des oiseaux et des laboureurs. Pendant les beaux jours, une course à travers les petits sentiers des bruyères ou à l’ombre des grands arbres, offre un charme tout particulier et difficile à décrire.

Tantôt on parcourt une petite vallée ombreuse et fraîche, tantôt du haut d’un monticule on découvre un immense horizon; un ciel pur déploie son dôme azuré ; les oiseaux voltigent de branche en branche, les abeilles butinent les fleurs; un chant lointain vient parfois frapper l’oreille;

on respire un air tiède et pur ; on est heureux de vivre, et on reste plongé dans une douce rêverie.

Sur les plateaux, le panorama est admirable ; la vue s’étend jusqu’aux montagnes d’Auvergne ; elle embrasse à de grandes distances le Puy-de-Dôme, le Cantal, la Corrèze et la Creuse.

Les plus beaux points de vue sont au château et au plateau d’Aix, à Lavervialle et au Puy-Saley, près de Lamazière-Haute, au plateau de Bongue, et sur les hauteurs de la Bourgeade et de la Veyssie.

Le climat du canton d’Eygurande est très sain, mais assez froid. Son altitude et sa proximité des montagnes d’Auvergne, dont les sommets sont recouverts de neige pendant six mois au moins, en sont la cause principale. La température est variable, ses changements sont brusques même en été; la moindre ondée ou le vent du Nord font baisser le thermomètre. Aux mois de juillet et d’août, les journées sont souvent très chaudes, quoique tempérées ordinairement par une brise légère, mais la température s’abaisse le soir et les nuits sont relativement fraîches.

[ Avis aux promoteurs d’éoliennes ]

Les vents sont très variables ; ils changent souvent de direction du matin au soir ; aussi il est impossible d’établir des moulins à vent dans notre pays.

[ Le climat ]

Souvent, vers la fin d’octobre, une légère couche de neige vient blanchir la terre pendant un jour ou deux et annoncer l’hiver ; souvent aussi elle reparaît pour quelques heures au mois de mai et même de juin pour nous rappeler les neiges d’antan ; mais les mois réellement neigeux sont ceux de décembre, janvier et février. La couche neigeuse atteint parfois une épaisseur moyenne de 50 à 80 centimètres. (En 1829-30 et en 1870-71, elle a dépassé 1 mètre de hauteur). Elle persiste alors sans interruption pendant deux ou trois mois. Chassée des sommets par les vents du nord et du nord-est, la neige s’amoncelle dans les vallées et les chemins en contre-bas. La circulation des voitures devient impossible, et c’est alors que les habitants de Laqueuille et de ses environs se rendent en traîneau aux foires de Bourg-Lastic et d’Eygurande.

Pendant ces longs hivers surviennent parfois des tourmentes de neige appelées écirs ou échires, du celtique échira, neige, tourmente. C’est un des phénomènes les plus redoutables des pays élevés ; c’est le simoun du désert. Pour l’œil exercé, l’ouragan a des signes précurseurs : l’horizon est gris et sombre, les hauteurs se couvrent d’un voile, des nuages immobiles obscurcissent le ciel, le froid est vif et piquant, la nature prend un aspect morne et triste, c’est le repos absolu avant une lutte violente. Tout à coup un vent furieux se déchaîne ; il soulève des tourbillons de neige et produit des bruits étranges qui sont presque des lamentations. La bourrasque vous enveloppe alors ; une neige fine et ténue vous fouette le visage et produit l’effet de piqûres d’épingles ; elle vous aveugle et pénètre même à travers vos vêtements. Au milieu de la lande que recouvre un immense linceul de neige, vous avez beau vous retourner, vous êtes toujours battu par la tempête. Complètement égaré, vous allez devant vous, au hasard, puis, poussé par un tourbillon, vous décrivez un demi-cercle et vous revenez sur vos pas. Peu à peu la fatigue s’empare de vous, vous vous asseyez pour respirer et pour vous reposer; vous vous endormez et la mort vient vous surprendre pendant ce sommeil léthargique.

[ Les voies de communication ]

Jusqu’en 1822, la voie romaine [passe à Aix notamment – lien] fut le seul chemin à peu près viable du canton ( ! )

[ Les habitants et leurs coutumes ]

Les habitants du canton sont généralement robustes et bien constitués ; au point de vue du recrutement [ le conseil de révision ?], ils occupent le premier rang dans la Corrèze.

il existe deux types principaux qui se rattachent aux races primitives.

Certains individus, sous-brachycéphales orthognathes, à la taille moyenne ou petite, aux cheveux lisses et plats, noirs ou châtain foncé aux yeux bruns ou bleu foncé, au front peu élevé, à la peau mate et velue, au cou assez court, aux épaules larges, à la poitrine bien développée, aux membres fortement musclés, représentent la race celtique.

D’autres, sous-dolichocéphales orthognathes, à la taille élevée au front large et découvert, aux cheveux blonds ou châtain clair, aux yeux bleus ou gris, à la peau blanche, au teint coloré, aux membres moins charnus, se rattachent aux races germaniques.

L’occupation romaine paraît avoir apporté des mœurs et des institutions plutôt qu’un élément ethnique ; les légions étaient du reste composées de peuples divers ; néanmoins, quelques rares familles rappellent encore les types grec et romain.

On rencontre aussi quelques personnes aux pommettes saillantes,au visage anguleux, au front bas, au nez épaté, aux narines ouvertes, aux yeux un peu obliques, aux cils courts, a la bouche grande avec de grosses lèvres,aux incisives larges et proclives, aux mains et aux pieds petits, aux cheveux rudes et plats, aux membres gros, charnus et bien dessinés. Ils descendent de la race mongole, et leurs ancêtres, sous le nom de Huns, ont ravagé le pays au Ve siècle.

Il existe encore de nos jours de très rares individus aux cheveux et aux yeux noirs, à la peau brune ou basanée, à la taille élevée, à la constitution plutôt maigre que grasse, aux muscles d ‘acier, qui rappellent le type arabe et l’invasion du VIIIe siècle.

[ brachycéphale : qui a le crâne plus large que long ; contraire : dolichocéphale ]

[ La langue locale : le patois ]

Le langage usuel est le patois, cette vieille langue limousine qui brilla d’un si vif éclat au moyen âge.

Autrefois ce dialecte était usité dans les couvents de femmes, tandis que le latin était employé dans les couvents d’hommes. Il y a quelques années, les curés faisaient encore dans nos campagnes leurs sermons et le catéchisme en patois.

Depuis le XVe siècle, la langue française prend de jour en jour une prépondérance de plus en plus grande; et par suite de l’émigration et de l’instruction primaire, dans quelques années, notre vieux patois ira dormir du côté du grec et du latin.

[ Les mœurs ]

La femme est l’égale du mari

Dans un mariage, après les qualités morales et intellectuelles, on doit surtout recherche la santé et une bonne constitution

Les garçons se marient ordinairement entre vingt-cinq et trente ans, les filles entre dix-huit et vingt deux ans. C’est l’âge le plus convenable à tous les points de vue.Une sympathie mutuelle, les convenances de famille et les intérêts matériels contribuent chacun pour leur part à ces unions, qui sont généralement heureuses ; car futurs et familles se connaissent parfaitement ; aussi la séparation de corps et le divorce sont-ils inconnus parmi nos populations rurales

[ Un nom inattendu ]

Autrefois .. une chemise de toile écrue .. un large tricot pour le travail et une limousine, manteau rayé à longs poils, pour les jours de froid ou de pluie, constituaient le costume des hommes. J’ai vu, il y a à peine trente ans [ vers 1860 donc ], de beaux vieillards qui avaient conservé ce costume et portaient des cheveux longs attachés derrière la tête au moyen d’une natte.

 

sources : Bulletin de la Société des Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze, années 1891 à 1893, BNF

 

Christian Signol

Christian Signol

Christian Signol

Né dans le Lot, il a appartenu un temps à « l’École de Brive », ville dans laquelle il a vécu et travaillé.

Son ouvrage le plus connu est sa trilogie, La rivière Espérance, qui a fait l’objet d’une adaptation télévisée en 1995. Il a obtenu le prix des maisons de la Presse en 1997 pour Les vignes de sainte-Colombe

 

« Il y avait les jeudis, les vacances, mais il y avait surtout l’école, et d’abord le chemin de l’école …

Cette école était composée de deux bâtiments de même dimension accolés l’un à l’autre (le cours élémentaire et le cours moyen), le tout s’appuyant sur l’immeuble qui longeait la rue et abritait le logement des instituteurs. Deux cours rectangulaires étaient séparées par une murette .. où s’ébattaient d’un côté les filles, de l’autre les garçons, car il était d’usage d’établir une ségrégation devenue aujourd’hui heureusement caduque.

Là officiaient deux instituteurs magnifiques .. et dont le métier était une mission : alphabétiser toute une population rurale en lui apprenant également les rudiments de la morale, de la politesse et de la propreté. Que de revues d’ongles, d’oreilles, de cheveux, à l’entrée en classe !

La cour de récréation me paraissait immense alors qu’elle est minuscule. Il y avait un marronnier au milieu, qui servait aux plus faibles de refuge contre les vagues de « l’épervier », ce jeu qui consistait, pour trois ou quatre garçons aux mains réunies, à empêcher les autres de traverser la cour. Le préau, lui, avec sa corde à nœuds, appartenait à ceux qui préféraient les jeux plus paisibles. Il abritait également les « cabinets » à l’odeur de Crésyl, et un banc fait d’une poutre posée sur deux pierres.

Dès l’aube, je partais rejoindre mes grands-parents qui fanaient. Nous étions quatre alors, dans le matin où circulait encore la fraîcheur de la nuit… Munis de râteaux aux longues dents de bois, nous écartions le foin coupé la veille, pour qu’il sèche au soleil. Il y avait, me semblait-il, mille ans que l’école était finie… Nous avancions lentement, attentifs à bien écarter les andains jaunes et verts comme des ventres de tanches.

Je préfère les saisons « fortes » .. L’hiver c’était le froid, la neige, et le refuge clos de la maison à peine éclairée par la cheminée. C’est d’ailleurs l’une des premières images qui me revient à l’esprit : je suis derrière les carreaux et je regarde tomber de lourds flocons à l’approche de la nuit. Derrière moi, les flammes de la cheminée murmurent leur vague présence, chaude et rassurante, et m’incitent à ne plus bouger, à ne plus respirer, à écouter le silence d’étoupe qui a envahi le village, égratigné seulement par les pattes des moineaux dans la gouttière.

L’hiver parfois, s’éternisait et les beaux jours se faisaient attendre. Celui de 1956 a laissé une trace indélébile dans ma mémoire car le froid et la neige nous contraignirent à rester enfermés une semaine. Tout était figé, prisonnier du gel, même les branches du marronnier qui se trouvait devant la fenêtre, et qui resplendissaient comme un lustre. Par moins vingt degrés dehors, on entendait, la nuit, éclater le tronc des arbres. Le matin, c’était le silence qui me surprenait … « 

Extraits de Bonheurs d’enfance, 1996

Richard Millet

Richard Millet

Richard Millet

Originaire de Viam, Richard Millet vit, de sept à quatorze ans au Liban, sa deuxième culture, puis rentre en France. Il enseigne pendant quelque temps, d’abord dans le Nord, puis en banlieue parisienne. Il publie ses premiers romans aux éditions P.O.L. (Ndlr : d’après les initiales du fondateur : Paul Otchakovsky-Laurens) en 1983, plus tard chez Gallimard. Au total, il fera paraître plus de 80 ouvrages en l’espace de trente ans. Une œuvre complexe et exigeante où la recherche du style est primordiale.

Il a assuré également le rôle d’éditeur chez Gallimard et a donc participé à la sélection des manuscrits reçus; il fera ainsi publier deux prix Goncourt : « Les bienveillantes«  de Jonathan Littell en 2006 et « l’Art Français de la guerre«  d’Alexis Jenni en 2011.

Richard Millet aurait souhaité être pianiste, une passion pour le clavier qu’il assouvit en amateur. Son essai «Éloge littéraire d’Anders Breivik» a créé la polémique en 2012 ; soumis à la pression de la bienpensance, il est finalement obligé de démissionner du comité de lecture de Gallimard. Ce qui en dit long sur la liberté d’expression qui ne supporte plus la moindre divergence idéologique par rapport à la ligne gaucho-germano-pratine

 

l’art de la conversation n’étant pas tout à fait mort, l’orthographe pas encore erratique, la langue nivelée, déstabilisée à coups d’apocopes, d’aphérèses,(1) d’argot, de sigles et de parataxes (2)

Il était originaire d’une combe, à l’autre extrémité du plateau de Millevaches, d’un hameau qui s’appelait Prunde ou Taphaleschas, un nom bizarre où s’entend encore le bruit des Barbares qui ont déferlé sur l’Europe, dans l’ancien temps.

Une fois avalée la tranche de saint-nectaire glissée dans un morceau de pain si épais qu’on ne pouvait plus lui donner le nom de tartine que s’obstinait pourtant à employer ma mère, mais celui de casse-croûte, ou encore de «cassou», morceau de pain si gros qu’il fallait le couper au couteau et non avec les dents, j’allais derrière l’ancien fournil … Pas d’eau courante, pas de toilettes, pas de réfrigérateur : une maie dans laquelle on gardait le beurre, la viande, le fromage et les œufs, tandis que le pain était rangé dans un râtelier accroché au plafond. Pas de salle de bains non plus, et une nouvelle fois je me demande comment j’ai fait pour rester propre au cours de ces deux mois, car je ne garde aucun souvenir de m’être lavé, et si je l’ai fait, ce ne pouvait être que la figure et les mains, si bien qu’à la fin de l’été je devais sentir cette riche et complexe odeur de paysan qu’on peut encore trouver aujourd’hui non plus en Europe, d’où les odeurs corporelles ont été presque partout bannies, mais chez les paysans de l’Anatolie, du plateau calcaire de haute Syrie, ou dans les steppes de l’Asie centrale.

.. et qui n’a pas connu le bonheur de lire pendant des heures, la nuit, en entendant le crépitement de la pluie sur le toit dans le grand silence, n’a rien connu des rares plaisirs de ce monde.

elle dont le langage était aussi délicat que le corps, et l’appétit si mince que Jeanne s’en agaçait, prétendant que ça lui «savait mal», idiolecte siomois équivalent à «faire du tort», ou à «faire honte»

Un autre exemple, tenez : Émile Littré, vous savez qui c’est, n’est ce pas ? Eh bien, sa femme l’a trouvé une fois en train de lutiner la bonne, et lui a dit : «Monsieur, je suis surprise !» Littré lui a répondu, transformant l’adultère en leçon de langue française : «Non, madame, c’est nous qui sommes surpris; vous, vous êtes étonnée ..»

Ma vie parmi les ombres, Gallimard, 2003

(1) apocope, aphérèse : pour simplifier, on dira que ce sont des synonymes « d’abréviation« 

(2) parataxe : suppression des liaisons de subordination entre deux ou plusieurs propositions

Pierre Bergounioux

Pierre Bergounioux

Pierre Bergounioux

Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes, lauréat du Prix Alain-Fournier (1986), à l’occasion critique littéraire, mais aussi sculpteur, enseignant, militant de gauche, père de famille, pêcheur de truites et de gros livres, Pierre Bergounioux a publié de très nombreux ouvrages ; son site recense près de 90 publications entre 1984 et 2016.

Outre l’écriture, il avoue sa passion pour l’entomologie et collectionne les papillons et autres insectes; on le connaît aussi pour ses sculptures soudées qu’il crée à partir de matériaux de récupération

 

Au sujet du tour de France et du vélo en général :

S’il est un endroit de la terre qui décourage l’emploi du vélo, c’est Brive. Enfouie comme elle l’est, au fond du paysage, cernée de collines, elle n’offre d’échappatoire que par le lit de la Corrèze. C’est seulement du côté de la plaine aquitaine que la quantité de mouvement que le pied communique à une roue à rayons par l’intermédiaire d’une chaîne l’emporte sur l’action rétrograde de la gravité.

Partout ailleurs, on se heurtait à l’obstacle des collines, à l’interdit qu’elles opposaient à l’envie d’aller, au désir de connaître.

Avant d’accéder aux esplanades du Quercy voisin, il fallait gravir l’épaulement de Saint-Antoine puis l’âpre coteau de Noailles où la blancheur du Causse et l’éclat du midi succédaient au vieux grès permo-carbonifère humide et gris. On n’avait pas plus de facilité lorsqu’on cherchait une issue par le côté, vers Turenne. On se trouvait immédiatement aux prises avec l’escarpement sinueux, dangereux, qui culminait au Rocher Coupé.

Un dénivelé de huit cent mètres nous séparait de l’extrémité opposée du département, du haut berceau des sources, en Est, sur Millevaches. Et si l’on me demandait, aujourd’hui encore, quelle est de toutes les routes du monde la plus détestable, je répondrais sans balancer : la nationale 121. Sous ombre de nous conduire vers la Xaintrie, elle s’ingéniait à nous perdre dans les ravins de l’auréole métamorphique, à nous donner la nausée, à nous anéantir.

Aussi loin que je m’enfonce à reculons dans la plaine de ma mémoire, jusqu’au seuil énigmatique des brumes et de l’oubli, c’est ainsi qu’il en va. L e Tour de France, le peu que j’en sache, c’est la note hystérique, l’accent de démence qui passent dans la voix du speaker commentant le sprint de l’arrivée et puis, dans le journal du lendemain, le visage ravagé par l’effort et la souffrance du vainqueur. Quelques noms très anciens surnagent, ceux de Fausto Coppi et de Louison Bobet, de Darigade et de Bartali, parce qu’ils sont contemporains, pour moi, de l’heure merveilleuse où l’on s’éveille à la conscience conjointe du monde et de soi-même et que c’est, très momentanément, merveilleux.

Tour de plumes corréziennes Les 3 Épis, 1996

Au sujet de sa ville de Brive :

La route de Bordeaux sur l’axe des longitudes, était la plus cossue et la plus déplaisante de nos avenues. Elle était flanquée de maisons bourgeoises à marquises et balustres dont la lourde porte s’ornait de plaques de cuivre fourbi. Ce qu’il y avait écrit dessus, l’éclat jaune, l’importance qu’on y donnait gâtaient les prémices de l’ouest et, par contagion, le Périgord prochain. Il n’était question que d’affaires graves ou importunes, d’urologie et d’affections cardio-vasculaires, d’expertise fiscale, de gens ennuyeux, d’huissiers, d’assureurs et d’avoués. .. On essayait de ne pas penser à ce qu’on voyait, à l’heure inévitable où il nous faudra pousser une lourde porte à plaque de cuivre.

La neige s’apparentait aux requins et aux mangues. Nous ne l’avions pas sur place , comme la Belle Époque ou l’entre-deux-guerres, la rivière la gazelle ou le bananier. Les deux ou trois fois qu’elle descendit de l’empyrée me sont restées en mémoire comme autant de fêtes éblouissantes et brèves. Tout avait fondu le lendemain. Une boue grisâtre, où l’on pataugeait tristement, avait remplacé le grand déploiement de taffetas, de satins, d’écrins et de cristaux. Mais il y avait d’autres neiges, cousines, celles-ci, des insectes et du sanglier. J’entends encore des hommes mûrs, que leurs affaires conduisaient sur le plateau, parler avec respect des bourrasques qui les avaient enveloppés du côté d’Egletons ou de Saint-Angel, du fossé où la 89 les avait expédiés, eux qui, Brivistes, s’estimaient de talentueux conducteurs. Ils débitaient leur histoire comme s’ils avaient encore été cramponnés au volant, qu’ils eussent lutté dans la tourmente avec des roues qui ne répondaient plus et les gros hêtres mauves, homicides, qu’on croit à l’ancre dans les talus, zigzaguant devant eux comme des hommes ivres.

L’empreinte, Terre d’encre 1997

Michel Peyramaure

Michel Peyramaure

Michel Peyramaure

Le spécialiste du roman historique; né à Brive et membre fondateur de cette même école de Brive ; auteur prolifique puisque sa production a dépassé les 70 romans. Il a raconté Henri IV, Suzanne Valadon, Napoléon, Jeanne d’Arc, Vidocq, Sarah Bernhardt et quelques autres …

 

[Les Monédières]: Les forêts de hêtres … le cœur se serre en constatant qu’elles sont grignotées peu à peu par l’invasion germanique des conifères qui, s’ils dévitalisent le sol, revitalisent quelques comptes en banque. On peut voir dans ces nouveaux sous-bois une image de cathédrale ou de cimetière selon son humeur. Pour ma part je ne leur trouve de plaisant que ce silence ou cette rumeur marine que suscite le moindre souffle de vent, mais la stérilité du sol m’afflige.

[Vigeois]: Il était une fois un moine qui vivait dans une cellule de la vaste abbaye de Vigeois, au dessus des gorges de la Vézère. Il s’appelait Geoffroy et avait une vocation ; celle de chroniqueur. Il nous a laissé un recueil de chroniques du XIIIe siècle, mais rien de sa vie, de son origine, de son apparence physique : un personnage d’une discrétion absolue. Il nous reste à l’imaginer écrivant à la chandelle après la prière du soir la transcription des récits de pèlerins entendus au cours de la journée au réfectoire. Notamment cet étonnant récit du survol de Londres par un vaisseau aérien habité, peut être par des Martiens, comme ceux qui figurent sur les tombes Mayas et que j’ai vus à Palenque(1) chevaucher d’étranges machines.

Lamazière Basse, au sud-ouest de Neuvic, a, lui, une magnifique carte postale à nous offrir, sous forme d’une chaire d’église. La donatrice est Marie-Angélique de Fontanges, la dernière maîtresse du roi-Soleil à son crépuscule, dont les caresses séniles de la Montespan ne parvenaient pas à réveiller la virilité défaillante. Sa majesté fit un enfant à la belle, qui avait dix-sept ans ; il mourut mystérieusement et elle le suivit de peu, empoisonnée, dit-on, par un Locuste de la Cour. Marie-Angélique a vécu non loin de là, au château de Roussille, qui est encore habité. Au temps (très bref) de sa gloire ensoleillée elle dota l’église de Lamazière d’un mobilier somptueux, notamment d’une chaire, peut être pour racheter les faiblesses de la chair. Marie-Angélique a un autre titre de célébrité : la coiffure dite « à la Fontange » qui faisait fureur à son époque.

Sainte-Fortunade, capitale de la châtaigneraie, allie dans son enclos médiéval, en marge d’un parc très soigné, le féodal au religieux. Le château d’une belle envolée est le siège de la mairie. L’église nous propose l’un des plus purs chefs d’œuvres d’art religieux de la Corrèze : le chef reliquaire de Sainte-Fortunade qu’on a appelé, à cause de son sourire, la Joconde Limousine. Ce visage aux yeux clos sur lequel glisse la lumière des cierges, n’a pas fini de faire rêver.

Extraits de l’ouvrage Balade en Corrèze, Les 3 épis, 1993

(1) Cette comparaison fait référence au dessin figurant sur une tombe maya, où l’on voit un personnage dont la position et l’attitude font penser à celle d’un pilote …

Denis Tillinac

Denis Tillinac

Denis Tillinac, originaire d’Auriac

Un des fondateurs de l’école de Brive

Journaliste local (localier) à La Dépêche (propriété de la famille Baylet à la tête, à l’époque, du parti radical le MRG, une des composantes de l’Union de la Gauche), écrivain, soutien inconditionnel de Chirac. Il a écrit plusieurs ouvrages où il raconte cette rencontre avec le futur Président et la fascination qu’exerce sur lui le personnage :

 

« Sans la complicité de Belcour(1), Chirac n’aurait pas rencontré son destin. En tout cas pas celui d’un homme d’État. ..

Dès la prise inopinée de la circonscription [d’Ussel], en 1967, une amitié égalitaire, inconditionnelle, sans concession et sans nuage s’est tissée entre le deux hommes. ..

Belcour osait lui dire à l’occasion qu’il se plantait dans les grandes largeurs. Il avait beaucoup de dons, et les plus précieux, mais pas celui de la diplomatie. Jamais homme d’influence ne fut si peu courtisan. Quelle aubaine pour Chirac, dont l’entourage, par définition, grouillait de courtisans !

Le docteur Henri Belcour et Jacques Chirac

 

On ne résistait pas à Chirac. À telle enseigne que les dignitaires de la fédération socialiste corrézienne interdisaient à leurs élus d’assister à une cérémonie où sa présence était annoncée dans La Montagne. Quiconque lui serrait la main et se laissait piéger par un bref aparté n’était plus un opposant sûr. Ses partisans étaient euphorisés, ses adversaires médusés. J’avais sympathisé avec Bernard Coutaud(2), un jeune élu, maire et conseiller général en Haute Corrèze, assez représentatif de la nouvelle vague socialiste avec ses cols roulés et ses costumes en velours côtelé. Son parti le présentait contre Chirac aux législatives. Il critiquait son clientélisme, c’était son rôle. Mais en privé, il avouait son admiration pour Chirac, lequel l’avait en estime, et noyait ses offensives sous un flot d’éloges.

Peu à peu, mes réserves sont tombées, Chirac m’a séduit … à l’ombre d’un ténor, prospérèrent immanquablement des roitelets infréquentables. Les chiraquiens locaux n’étaient pas tous folichons; pour un Belcour ou une Annie Lhéritier(3), combien de raseurs et de solliciteurs.

Quand on lui demandait s’il se sentait de droite ou de gauche, il vous dévisageait avec la lourde apathie que Simenon prête à Maigret. Comme le commissaire au début d’une enquête, Chirac humait un climat, s’imprégnait d’une ambiance et obéissait à son intuition. Comme lui, il se méfiait des théories et n’empruntait aucune grille de lecture pour évaluer une situation.

On ne comprend rien à Chirac si on occulte ce trait essentiel de sa personnalité : il ne se situe nulle part sur la topologie des attachements politiques. Ni à droite, ni à gauche, ni au centre, encore moins aux extrêmes. Idéologiquement, il est neutre.« 

Extraits de : Le venin de la mélancolie, 2004

(1) Henri Belcour, médecin et maire d’Ussel, député suppléant de Jacques Chirac sur la circonscription de la Haute-Corrèze, puis sénateur

(2) Bernard Coutaud, maire de Peyrelevade, conseiller général du canton de Sornac de 1971 à 1982 (et accessoirement fut mon condisciple au début des années 60 au lycée d’Ussel)

(3) Annie Lhéritier fut notamment chef de cabinet de Jacques Chirac durant sa double présidence

Claude Michelet

Claude Michelet

Claude Michelet auteur de la série Des grives aux loups

Fils d’Edmond Michelet, ministre du Général de Gaulle, Claude Michelet a été agriculteur et éleveur. C’est dire si malgré ses origines citadines, il connaît l’agriculture, corrézienne notamment, d’autant mieux que son épouse, originaire de Perpezac-le-Blanc vient, elle, d’un milieu d’agriculteurs.

La saga des Vialhe reste, et de loin, son plus grand succès (Prix des Libraires 1980)

 

[1905 : le certificat d’études]

Pierre-Édouard ne les avait pas oubliés (Ndr : les conseils du maître). D’abord, des copies bien présentées et d’une calligraphie sans défaut ; pas de taches ni de ratures, une ponctuation scrupuleuse et, lorsque besoin serait, de belles et gracieuses majuscules. Ensuite, une attitude modeste, réservée; pas de mains dans les poches ni de doigts dans le nez, se mettre debout pour répondre aux questions, croiser les bras dans le dos pour bien dégager la voix et ne pas couper la respiration ; toujours réfléchir avant de répondre et se défier des pièges du genre : «Vous m’avez bien dit que six fois sept font quarante-quatre ?»

[1910 : la ligne du chemin de fer]

En revanche tous les propriétaires concernés par le passage menaient une dure bataille pour obtenir le maximum de dédommagements ..

Au printemps précédent, la compagnie avait envoyé un de ses ingénieurs pour obtenir les autorisations. Le pauvre homme n’avait pas obtenu une seul signature !

Pour éviter tout risque de mécontentements, la compagnie changea de tactique et emporta ainsi la deuxième manche. Jetant au panier le tracé initial, qui avait le mérite d’être le plus court et le plus logique, mais l’inconvénient de se heurter au bloc des propriétaires, elle décida, en accord avec les Ponts et Chaussées, de suivre tout simplement la route qui serpentait déjà entre les bourgs et les villages touchés par le chemin de fer. Cela impliquait un kilométrage beaucoup plus long et des méandres grotesques mais, chiffres en main, cette opération revenait quand même moins cher …

[1914 : la guerre]

Il perçut enfin l’ordre ..

Alors, d’un geste las, il fit signe à ses hommes d’arrêter le tir, se dirigea vers eux en titubant et s’accouda contre la roue gauche de la pièce brûlante. Comme beaucoup de ses camarades, il saignait du nez et mille cloches lui sonnaient dans le crâne.

Devant lui, dans les champs bouleversés et les bosquets massacrés, s’étalaient à perte de vue des hommes cueillis en pleine course, à bout portant ;

– Passe-moi un peu de tabac.

L’homme tendit le bras par dessus le fût. Un claquement sec arrêta son geste. Son képi voltigea comme un papillon. Hébété, Pierre-Edouard vit son compagnon qui glissait mollement contre la roue. La balle lui avait perforé tout le haut du crâne. Pers ses lèvres entrouvertes, s’échappait doucement la fumée de la cigarette qu’il venait d’allumer.

Extraits de des grives aux loups,1979

[1940 : de nouveau la guerre]

Deux jours plus tard … Jacques découvrit la guerre …

Et, déjà, en face de leurs simples fusils, de leurs vieilles Hotchkiss et de leurs trop rares canons de 25 – dont il importait d’économiser les projectiles – se profilaient les massifs et grondants blindés de la 4ème Panzer-Division de Von Kleist ; les K.W. 3 de quinze tonnes, avec leur canon de 37 et leurs M.G. 34 de 7,92 mm. Et les voltigeurs qui les suivaient – comme les chacals suivent les lions – étaient souples, eux, vifs, redoutables car nul sac à dos, musette et autre barda ne les encombraient ; parce qu’ils ne se prenaient pas les pieds dans les bandes molletières dénouées ou les pans de la capote, parec qu’au robuste mais lent M.A.S. 36 ils opposaient le terrible et si rapide feu de leurs Maschinen-Pistol 40 …

[hiver 1956]

La fin du mois fut pluvieuse et douce. Mais si, au soir du 31 janvier, tout le monde se coucha au chant des gouttes d’eau pleurant dans les dalles, le silence étonnant au matin du 1er. Un silence figé, glacial. Dans la nuit, sans prévenir, l’hiver était tombé comme un couperet ; il faisait moins douze à 8 heures du matin et moins quatorze à 11 heures.

Paralysés par le froid et stupéfaits par la rapidité de l’attaque, les gens se Saint Libéral tirèrent leurs volets, calfeutrèrent les portes des caves et des étables à grand renfort de bottes de paille et se tapirent dans les cantous au centre desquels ronflait un feu d’enfer.

Le froid s ‘installa et, poussé par un vent coupant comme du verre, accrut son emprise. Même la neige qui, dès le 10, chuta en abondance, ne parvint pas à radoucir une température qui se cantonnait vers moins quinze. Le 11 la Vézère gela. Mais il fallut attendre le mercredi 18, jour des Cendres, pour subir une morsure du froid que bien peu au village avait déjà connue. Même Pierre-Édouard admit que les hivers 99, 17 et 39 n’avaient pas atteint de telles températures.

Extraits de Les palombes ne passeront plus,1980

Henri Troyat

Henri Troyat

Né Lev Tarassov, devenu plus tard Henri Troyat à la demande de son premier éditeur, précoce prix Goncourt (à 27 ans) pour l’Araigne, l’écrivain académicien a vécu quelques temps en Corrèze, à Bugeat, d’où était originaire son épouse d’alors. Il s’est inspiré de son séjour sur les lieux pour son cycle romanesque Les Semailles et les moissons (5 volumes), une des œuvres maîtresses de l’écrivain, au même titre que la série Tant que la terre durera (1). L’action se partage entre la Corrèze, Paris et la Savoie, entre 1910 à 1945.

Troyat est expéditif dans ses descriptions des paysages corréziens; peut être ne l’ont-ils pas inspiré ? En tout cas ses personnages portent des patronymes qui nous paraissent typiquement limousins : Dubech, Eyrolles, Bellac, Mazalaigue, Pradinas, Ferrière, Sénéjoux, Cordier, etc

 

« De la rivière bouillonneuse montait un frais parfum d’herbe et de pierre humide. Derrière les bouquets de hêtres et de chênes, s’étalaient des prairies vertes, spongieuses, coupées de rigoles et hérissées de buissons épineux. C’était la mauvaise partie du pays, où la terre refusait la semence. Cahotant dans les ornières, la carriole gravissait la première côte avec lenteur.

Pour aller au Veixou, il fallait tourner le dos à la campagne vivante. Brusquement le sentier se détachait du terre-plein et plongeait, par paliers, vers une dépression en forme de cuvette. Toujours à cet endroit de la promenade, Amélie éprouvait le sentiment qu’elle entrait dans un domaine d’hostilité, de mystère et de haine.

..

Elle avait besoin d’errer longtemps dans la campagne pour fatiguer son corps et apaiser son esprit. De gros nuages de lait pesaient sur la ligne ondulée des collines. Les fougères du talus laissaient pendre leurs palmes aux bords roussis. La bruyère mauve poussait par bouquets hors des nids de cailloux et de mousse. Il faisait frais. Le soleil ne perçait pas la brume …

La faucheuse fut attachée par des cordes de gros chanvre à l’arrière de la carriole. Avec ses hautes roues de fer, peintes en bleu, sa chaîne, ses dentelures, ses engrenages, son siège perforé, en forme de cuvette, et son sabot rabatteur, cette mécanique compliquée et absurde faisait songer à quelque insecte destructeur grossi par le jeu d’une loupe.

 

Le voyage de Paris à Limoges avait duré vingt deux heures. Elle éprouvait encore le roulement, le tressautement des roues dans ses reins. Aux passages à niveau, aux ponts, aux postes d’aiguillage, des hommes chenus et graves, képi sur la tête et brassard sur la manche, montaient la garde, appuyés sur de vieux fusils. On s’arrêtait en rase campagne pour laisser passer de lents convois militaires, marqués d’inscriptions à la craie : Train de plaisir pour Berlin ! … vive la France ! … Par les portières des wagons à bestiaux, se penchaient des grappes de jeunes gens aux faces rougeaudes. Ils brandissaient des bouteilles … »

Le récit de la découverte du site gallo-romain des Cars, proche de Bugeat (le site, connu depuis longtemps, a été fouillé par Marius Vazeilles entre 1937 et 1939, puis après la guerre ; il s’agissait donc d’un évènement contemporain au séjour de Troyat dans la région) :

– D’après ce que nous avons pu dégager à l’extrême pointe du terrain communal, dit M. Dupertuis, il s’agissait d’une station balnéaire, composée d’une douzaine de salles, dont subsistent à peine les soubassements. Les foyers extérieurs et les huit premières salles sont de ce côté-ci de la limite. Les deux dernières salles et le bac d’alimentation sont vraisemblablement chez vous.

– C’était donc des étuves ? Demanda Jérome

– Parfaitement, dit M. Langlade. De la cellule de chauffe, une canalisation intérieure conduisait les gaz sous les dallages et dans les murs des différentes pièces, dont les plus rapprochées du foyer étaient chauffées fortement, d’où leur nom de caldarium, et les plus éloignées faiblement, d’où leur nom de tepidarium

– mais qui étaient-ils, ces gens-là ? Des romains ?

– des gaulois colonisés par les Romains et gagnés à leurs habitudes d’hygiène, de religion et de confort, dit M. Langlade. Il existe de nombreuses stations gallo-romaines dans le département. Mais comme celle-ci, elles ont été en majeure partie détruites aux époques mérovingiennes et carolingiennes.

 

Les semailles et les moissons, tome 1, 1953

(1) Tant que la terre durera, les semailles et les moissons, le froid et le chaud, l’hiver et l’été ne cesseront de s’entre–suivre (citation de La Bible)

Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir en née en 1908 à Paris dans une famille bourgeoise. Si elle vit durant sa jeunesse à Paris, elle passe ses étés au château de Meyrignac (commune de St Ybard, près d’Uzerche) où son grand-père paternel avait crée un parc paysagé ou bien à celui de La Grillère, propriété d’un de ses oncles, à St Germain les Belles en Haute Vienne. Elle entre en 1925 à la Sorbonne où elle rencontre Jean-Paul Sartre.

Son premier roman « L’invitée » paraît en 1943. Elle évoquera les moments heureux de son enfance dans la campagne limousine dans Mémoires d’une jeune fille rangée paru en 1958. Simone de Beauvoir décède en 1986 à Paris.

« Mon bonheur atteignait son apogée pendant les deux mois et demi que, chaque été, je passais à la campagne. Ma mère était d’humeur plus sereine qu’à Paris; mon père se consacrait davantage à moi ..

Le premier de mes bonheurs, c’était, au petit matin, de surprendre le réveil des prairies ; un livre à la main, je quittais la maison endormie, je poussais la barrière ; impossible de m’asseoir dans l’herbe embuée de gelée blanche ; […] le mince glacis qui fendait la terre fondait doucement ; le hêtre pourpre, les cèdres bleus, les peupliers argentés brillaient d’un éclat aussi neuf qu’au premier matin du paradis […]. […] j’aimais ces instants, où, faussement occupée par une tâche facile, je m’abandonnais aux rumeurs de l’été : le frémissement des guêpes, le caquetage des pintades, l’appel angoissé des paons, le murmure des feuillages ; […].

.. il (le grand-père) fredonnait toute la journée; il me disait le nom des arbres, des fleurs et des oiseaux. Cèdres, wellingtonias, hêtres pourpres, arbres nains du Japon, saules pleureurs, magnolias, araucarias, feuilles persistantes et feuilles caduques, massifs, buissons, fourrés : le parc n’était pas grand mais si divers que je n’avais jamais fini de l’explorer..

.. Nous éventrions avec une pelle les fourmilières ..

Quelquefois nous partions à travers les châtaigneraies chercher des champignons. Nous négligions les fades champignons des prés, les filleuls, la barbe-de-capucin, les girolles gaufrées; nous évitions avec soin les bolets de Satan à la queue rouge, et les faux cèpes que nous reconnaissions à leur couleur terne, à la raideur de leur tige. Nous méprisions les cèpes d’âge mûr, dont la chair commençait à s’amollir et à proliférer en barbe verdâtre. Nous ne ramassions que les jeunes cèpes à la queue galbée, et dont la tête était coiffée d’un beau velours tête-de-nègre ou violacé.

Pour nous rendre à Meyrignac, nous roulions pendant une heure dans un petit train qui s’arrêtait toutes les dix minutes ..

Au milieu d’une bruyère, des blocs de granite gris que nous escaladions pour apercevoir au loin la ligne bleue des Monédières. En chemin, nous goûtions aux noisettes et aux mûres des haies, aux arbouses, aux cornouilles, aux baies acides de l’épine-vinette ; nous essayions les pommes de tous les pommiers. Étourdies par l’odeur du regain fraîchement coupé, par l’odeur des chèvrefeuilles, par l’odeur des blés noirs en fleur, nous nous couchions sur la mousse ou sur l’herbe et nous lisions …

Je n’imaginais pas qu’il existât sur terre aucun endroit plus agréable à habiter.« 

in Mémoires d’une jeune fille rangée

Source : Balade en Limousin : Sur les pas des écrivains, Éditions Alexandrine, 2009

Un circuit pédestre lui est dédié aux abords d’Uzerche :

https://www.detours-en-limousin.com/Balade-Simone-de-Beauvoir-a-Uzerche

Colette

Colette

 

Colette est déjà un auteur reconnu lorsqu’elle rencontre le baron Henry de Jouvenel, journaliste, homme politique … et propriétaire d’un domaine en Corrèze à Varetz, lieu-dit Le Castel Novel. Leur fille Colette, née en 1913 et surnommée « Bel Gazou« , passera sa jeunesse et les années de guerre à cet endroit. Colette séjournera à Castel Novel à de nombreuses reprises; ses écrits en gardent la trace :

 

LA CORRÈZE :

Colette se plaira beaucoup dans ce château et trouva la région très belle; elle dira même « Qu’est-ce qu’on va donc voir en Suisse qui soit aussi beau ? Je n’avais pas idée de cette Corrèze là je t’assure…»

LES FOINS :

Ici, dès l’arrivée, on sent le cours de la vie, ralenti, élargi, couler sans ride d’un bord à l’autre des longues journées. Juillet : l’herbe a fini de croître, la feuille ne grandit plus, les couvées emplumées ont pris leur vol ; l’été, à son apogée, semble mourir d’une fastueuse mort, arrêté en pleine richesse par la flèche d’un soleil sans merci.

Comme il resplendit, ce juillet limousin, aux yeux sevrés depuis trois ans de son azur, du vert, du rouge de sa terre sanguine ! Chaque heure fête tous les sens. Un son, nombreux comme le battement du sang dans la conque des oreilles, accourt de tout l’horizon visible, s’étale en nappe d’harmonie égale, nourrie, que crèvent de moment en moment le cri d’un coq, un meuglement nonchalant, une cigale, un geai … Au bord de la rivière, les vernes à la feuille froide protègent la reine-des-prés, le chanvre rose et la saponaire si mêlés qu’on cueille ensemble leurs tiges amères et leur bouquet un peu fade, blanc, rose et mauve ..

Un sentier, que la menthe argente, est une voie de parfums …

Épargnées ? Hélas ! Le foin est encore sur les prés, debout ici, couché par vingt averses, ailleurs fauché et jaunissant. Les pluies tardives sont taries enfin, et les femmes, les vieillards, se lamentent sans paroles devant un trésor que des bras d’hommes devraient sans délai étreindre, lier, abriter dans les fenils embaumés – et des bras d’hommes robustes et rapides ! Parfois la faux suffit, mais souvent l’herbe consternée réclame l’antique faucille. Des bras d’hommes, pour râteler et charger, entre deux orages, la toison coupée de ces longs prés de rivière.

Victorieuses jusqu’à présent, les femmes, pliant sous l’excès de travail, diminuées par la solitude, sont près de faiblir. Juin ruisselant a mis en péril la vie, vienne l’hiver, du bétail et des chevaux.

Les secours sont trop rares et tardent trop.

Pourtant nous avons l’exemple des râteleurs enfants, qui, tous, travaillent aux foins qu’on a pu faucher. Dix ans, celui-là ? Et huit ans, celui-ci ? Peut être moins. Mais regardez donc ce vieux faneur, suivi, comme de son ombre courte, d’un marmot de quatre ans, qui manie un râteau à sa taille …

BEL GAZOU FRUIT DE LA TERRE LIMOUSINE

Aujourd’hui, le matin promet une journée sans nuages, d’été limousin ; la brise haute touche à peine les cimes des arbres ; le mordant soleil rougit l’épaule sous la mousseline, le bars nu et le pied dans la sandale. Il fait beau et j’ai la main de Bel Gazou dans ma main.

Bel-Gazou, fruit de la terre Limousine ! Quatre étés, trois hivers, l’ont peinte aux couleurs de ce pays. Elle est sombre et vernissée comme une pomme d’octobre, comme une jarre de terre cuite, coiffée d’une courte et raide chevelure en soie de maïs, et dans ses yeux, ni verts, ni gris, ni marrons, joue, marron, vert, gris, le reflet de la châtaigne, du tronc argenté, de la source ombragée …

BEL-GAZOU ET LE CHAPERON ROUGE

Bel Gazou tu ressembles aussi au petit Chaperon-Rouge, tu sais le Chaperon-Rouge qui portait à sa mère-grand un pot de beurre et une galette ?…

Bel-Gazou lève son nez duveté et ouvre ses yeux si forts que ses cils touchent ses sourcils.

– une galette ? Une comment, galette ?

– une galette .. heu … feuilletée ..

La menotte dure quitte ma main et claque une cuisse nue :

– une galette ! Et on ne l’a pas dit au maire ?

– au maire ? Pourquoi ?

– Fallait le dire au maire !

Bel-Gazou désigne, à travers les branches, les tuiles brunes d’un village :

– au maire, là-bas ! .. C’est défendu la galette, à cose de la guerre.

– Mais ..

– et le maire il aurait venu trouver le Chaperon-Rouge et il aurait dit : « Monsieur, je vous réqui .. réqui .. réquiquisitionne votre galette ! On prend pas la farine pour faire la galette pendant la guerre ! Et vous payerez mille sous ! Et c’est comme ça ! »

BEL GAZOU ET LA VIE CHÈRE

– Mais voyons, Bel-Gazou, le Chaperon-rouge c’est une histoire très vieille ! À ce moment-là il n’y avait pas la guerre !

– Pas la guerre ? Ah ? Pourquoi il n’y avait pas la guerre ?

Le nez charmant se baisse, se lève, la petite main reprend la mienne, mais le pas ralenti de Bel-Gazou, un saut, deux sauts de chevreau irrésolu disent le doute, l’impuissance devant le mystère : « Pas la guerre ? » C’est vrai, elle ne peut pas imaginer … En août 1914, elle avait douze mois.

L’orée du bois nous rejette dans un bain éblouissant de lumière, d’herbe chaude, d’odeurs animales et potagères : la ferme est là. Aux cris de héraut de Bel-Gazou répondent ceux des coqs, des cochons, des dindons sanglotants et des chiens de troupeaux …

– Petits, petits, petits ! Glapit Bel-Gazou. Eh ! Les povres petits !

Et un moment elle est environnée de poules, becquetée de pintades, et voici que cinquante poussins déjà emplumés, un peu jaunes encore aux commissures du bec, l’ont envahie jusqu’aux épaules. Tantôt elle les secoue d’elle et tantôt elle les encourage. Elle est rouge d’orgueil et rit avec sévérité. Un petit Dieu charmeur d’oiseaux … L’enfance du saint qui parlait aux abeilles … Mowgli de la jungle limousine …

Des plaintes de volailles jugulées coupent mon extase maternelle et littéraire. Bel-Gazou a saisi par les pattes le plus gros poulet qui piaille, tête en bas, ailes ouvertes :

– Bel-Gazou ! Chérie ! Tu lui fais mal, lâche-le !

Bel-Gazou, avant de répondre et d’obéir, avance une lippe importante :

– Je ne lui fais pas du mal, je le pèse.

– il n’a pas besoin que tu le pèses.

– Si, il a besoin. Quand il sera lourd, lourd, lourd, il ira au marché. Et on le vendra cher, cher, cher !

– Combien ? Tu ne sais pas combien ?

– Si, je sais.

– Dis-le ?

– Trois .. cent .. non, six .. quarante-douze mille … francs. Et encore quat’ sous de plus, même ! Té, ce qu’elle renchérit, la volaille !

Extraits de Bel-Gazou et la vie chère, paru dans La Baïonnette, 1918, repris dans Les heures longues