La méridienne verte – 4
4 – Les anecdotes de la campagne
L’idée de mesurer le méridien et d’en déduire les dimensions de la Terre remonte aux dernières années du règne de Louis XIV : l’abbé Picard en 1670, puis Jean-Dominique Cassini (Cassini I) et Philippe de La Hire en 1683 commencent des mesures dont le but est de calculer avec précision la longueur de l’arc compris entre Dunkerque et Perpignan. Il s’agissait en même temps de cartographier la France. Le projet cartographique trouvera un premier aboutissement en 1693 et aura comme conséquence imprévue de diminuer de 15 % la superficie du royaume de France …
Les mesures se succèdent et J-D Cassini en arrivera à la conclusion que la Terre a une forme ellipsoïdale (de plus grand diamètre selon l’axe des pôles). Alors que dans le même temps, Newton et Huyghens démontrent à l’inverse, par le calcul, que la Terre est aplatie aux pôles…
Afin de lever le doute, deux expéditions sont envoyées dans le but de déterminer la longueur correspondant à un degré de latitude selon qu’on est proche de l’Équateur ou proche du pôle. La première, constituée de La Condamine, Bouguer, Godin et Jussieu, va arpenter le Pérou et la Cordillère des Andes, ce qui en fera les premiers alpinistes ; la seconde se dirigera vers les régions polaires avec comme chef de file Maupertuis. Ce dernier rapportera et exposera ses résultats en 1738 et sa conclusion est à l’opposé de celle des Cassini : la Terre est aplatie au niveau des pôles.
Pour en avoir le cœur net, une nouvelle campagne de mesure (qui fera l’objet d’une publication officielle en 1744 sous le titre « la méridienne vérifiée par de nouvelles observations« ) est organisée entre Dunkerque et Perpignan, en 1739 et 1740, par Cassini de Thury (dit Cassini III) et l’abbé La Caille. La conclusion est cette fois très claire : la Terre est aplatie aux pôles. Les triangulations effectuées par Cassini sur cette portion de territoire viennent s’ajouter à des travaux précédents et seront à l’origine de la version initiale de la carte dite « carte de Cassini », dont la première version paraît en 1744.
Près de 50 ans plus tard, la conjonction de deux facteurs va être à l’origine d’une nouvelle campagne : la demande insistante d’uniformiser le système de mesures qui remplacerait le système en place, confus et disparate, d’une part, et l’amélioration importante des moyens de mesure : le cercle répétiteur de Borda fabriqué par Étienne Lenoir spécialement pour ces mesures est alors 15 fois plus précis que les instruments antérieurs.
Un temps, l’idée de bâtir l’unité de longueur par le biais d’un pendule qui battrait la seconde avait figuré parmi les possibilités mais fut finalement abandonnée en raison des différences constatées selon la latitude et aussi pour éviter que l’unité ne dépende d’une autre unité. C’est donc l’option de rattacher la nouvelle unité aux dimensions de la Terre qui s’imposa.
Les scientifiques proposent alors de mesurer l’arc de méridien compris entre Dunkerque et Barcelone soit sur 9,5° en s’appuyant sur les observations effectuées quelques décennies auparavant par Cassini III. La mission est confiée à deux astronomes réputés, Jean Baptiste Delambre et Pierre Méchain (ce dernier a notamment contribué à enrichir le catalogue de Messier).
La campagne de mesures est une véritable aventure qui va conduire les protagonistes (les deux équipes constituées par J.B. Delambre et Méchain) à devoir faire face à de nombreuses difficultés. Il est vrai que l’époque est particulière : la révolution vient de se dérouler, les esprits sont encore enflammés, le nouveau pouvoir en place cherche à affermir son autorité et peut se montrer intraitable ou suspicieux, même vis à vis des scientifiques.
De nombreux points de repères qu’ils comptaient réutiliser, et notamment plusieurs clochers, ont été endommagés durant les années de révolution.
Delambre va mesurer l’arc partant de Dunkerque jusque Rodez qui sera le point de jonction où parviendra Méchain qui démarrera de Barcelone pour remonter vers le Nord. Les mesures commenceront en 1792, seront interrompues plusieurs fois (la Terreur) pour finalement se terminer en 1798.
L’académie à laquelle appartiennent les deux astronomes est dissoute en 1793
Delambre est exclu de la commission des poids et mesures en 1795 après qu’il eut demandé avec 5 confrères, la libération de Lavoisier …
Voici un extrait du récit de Delambre (l’orthographe de l’époque a été conservé) :
page 31
… un détachement de la garde nationale de Lagni vient visiter le château : on nous reconnaît, on se rappelle que nous avions voulu placer un signal à Montjai ; on nous enlève, on nous entraîne à travers champs par une pluie affreuse. Nous arrivons à Lagni à minuit ; je montre notre proclamation et l’ordre particulier du district de Meaux. Ces pièces étoient sans réplique.
La municipalité, pour notre propre sûreté sans doute, nous consigne à l’auberge de l’Ours avec deux fusiliers qui doivent veiller toute la nuit à notre porte.
..
Toutes les municipalités étoient en séance permanente; il falloit y comparaître. On discutoit devant nous s’il étoit prudent de nous laisser passer, et s’il ne valoit pas mieux s’assurer de nos personnes …
page 32
On trouve que nos instruments ne sont pas désignés assez clairement dans nos passeports; on veut les saisir; on exige que je les étale sur le terrain et que j’en explique l’usage. Personne n’entend la démonstration que j’en fais, et il faut la recommencer pour chaque curieux qui survient. Vainement je veux mettre dans mes intérêts deux arpenteurs qui se trouvent présens, en leur prouvant l’affinité de mes opérations avec celles dont ils font profession ; ils voient trop à la disposition des esprits qu’ils tâcheroient inutilement de parler en notre faveur. Ils n’osent donner de conclusion. Après trois heures de débats on nous force à remonter dans nos voitures que la garde armée accompagne.. On nous mène à Saint-Denys. La place étoit remplie de volontaires qui attendoïent des armes pour aller à la défense des frontières.
page 33 :
.. quelques voix proposoient un de ces moyens expéditifs si fort en usage dans ces temps, et qui tranchaient toutes les difficultés, mettoient fin à tous les doutes.
Page 42 :
Nous avions une petite armée au pied de Mont-Cassel; les avant-postes ennemis étoient près de la montagne des Chats*, où j’avois une station à laquelle je fus obligé de renoncer. En substituant Cassel, Watten et Fiefs au moulin des Chats à Hondschote et Bolle-Zèle, j’évitai les deux armées et n’eus pas besoin d’importuner le général, avec lequel je me trouvai pourtant un jour logé à Béthune.
* NdR : orthographié aujourd’hui : mont des Cats (« chat » se prononce localement « cat »)
Page 79 :
Ce qui rendoit Herment si difficile, c’est qu’on avoit abattu la partie supérieure du clocher et la lanterne où l’on s’étoit mis en 1740; il ne restoit même de la partie inférieure que la charpente, qui étoit toute à jour. Je la fis couvrir de toile blanche, parce que de Sermur ce clocher se projetoit sur des montagnes voisines. La couleur de cette toile alarmoit les habitans, qui craignoient d’avoir l’air d’arborer l’étendard de la contre-révolution. Je fis donc ajouter, d’une part, une bande rouge, et, de l’autre, une bleue. Ce moyen parut satisfaire tout le monde. Cependant, comme je m’étois pas encore bien sûr qu’on respectât long-temps mon signal tricolor où le blanc dominoit trop, je sollicitai de l’administration départementale du Puy-de-Dôme un arrêté qui mit ce signal sous la sauvegarde des autorités locales, et en effet il fut toujours respecté.
Des corréziens plutôt réfractaires :
Celui de Bort, au contraire, fut souvent insulté et sans le zèle et les soins de l’administration municipale, il n’eût pas subsisté long-temps. Le jour même où il avoit été construit, un orage affreux avoit dévasté les environs de Bort et rempli les rues de la ville jusqu’à trois pieds de hauteur, de terre et de cailloux que les eaux avoient entraînés du haut de la montagne. On avoit craint pour le pont de la Dordogne. On s’en prenoit a notre signal, qui paroissoit être la cause du désastre; on lui attribuoit encore les pluies continuelles qui, pendant près de deux mois, suspendirent toute culture dans ces montagnes. Plus d’une fois on voulut l’arracher; il en fut. de même à peu près de celui de Meimac. Heureusement ils étoient tous les deux dans des lieux écartés et d’un accès peu commode.
Page 88
J’ai fait rétablir tous les signaux et pris les moyens les plus directs pour en assurer la conservation. J’ai écrit aux administrations centrales et municipales ; j’ai requis l’emploi de l’autorité. Pour le signal de Montalet, il a fallu recourir à la force : des propos répandus, et le fanatisme, avoient tellement exaspéré les esprits qu’on détruisoit le signal aussitôt qu’il étoit relevé, et au mépris d’un avis imprimé que le département avoit fait afficher. On vient de relever ce signal et d’y poster des gardes : il n’y a plus rien à craindre. Il a fallu mettre aussi des gardes à plusieurs autres signaux. Au nord de Rodez on a été plus tranquille.
Page 92
Les savans étrangers venus pour prendre part à ces travaux étoient MM. AEneae et van Swinden députés bataves; M. Balbo, député du roi de Sardaigne remplacé depuis par M. Vassalli Eandi envoyé par le gouvernement provisoire du Piémont; M. Bugge député du roi de Danemarck; MM. Ciscar et Pédrayés députés du roi d’Espagne; M. Fabbroni, député de Toscane; M. Franchini député de la République romaine ; M. Mascheroni, député de la République cisalpine ; M. Multedo, député de la République ligurienne, et M. Trallès, député de la République helvétique.
Page 115
… Mais quand le discrédit du papier-monnaie et les retards que nous éprouvions continuellement dans les paiements nous eurent forcés à réduire toutes nos dépenses, lorsqu’enfin nous avions tout au plus de quoi payer une seule charrette attelée d’un cheval, pour nous conduire aux différentes stations …
page 258
Ce signal, semblable aux précédens, étoit placé au sommet de Mont-Chagni qui est la partie la plus élevée du Puy-de Bort. Le centre étoit à 2t d’un trou où étoit placé le signal de 1700. 0t667 en avant de ce trou, dans la direction de Meimac à .peu près, on voit deux pierres entre lesquelles étoit probablement le signal de 1740. La distance du nouveau signal au milieu entre les deux pierres étoit de 1t2222, et cette distance faisoit un angle de 298° à gauche d’Herment.
Page 261
Le signal de Meimac, semblable aux précédens, étoit placé comme en 1740, sur le sommet du mont Besson, à une bonne heure et demie de chemin de Meimac.
Sur le haut de la montagne on voit une pyramide de pierres au sommet de laquelle on a planté un arbre il y a environ vingt ans, sans doute pour la carte de France.
Le centre du nouveau signal étoit à 5t67 de celui de la pyramide, et cette distance faisoit à gauche de Bort un angle de 217° 10′ 1/2.
Les habitans des environs de Meimac et de Bort vouloient abattre ces deux signaux, qu’ils regardoient comme la cause des pluies continuelles qui tomboient depuis deux mois. Les administrations de cantons ont été obligées de faire plusieurs proclamations pour les préserver.
Le témoignage de Jerôme de Lalande, astronome, directeur de l’observatoire de Paris de 1795 à 1807 qui a recueilli les confidences de Delambre, confirme la pénibilité de la campagne de mesures :
Ce travail est pénible. Le Citoyen Delambre m écrivait de PuyViolan (NdR : dans le Cantal): «J’avais pour six heures d’ouvrage et je n’ai pu le faire qu’en dix jours. Dès le matin, je montais au signal pour n’en descendre qu’au coucher du soleil; l’auberge la plus voisine était celle de Salers. Le chemin était de trois heures pour aller, autant pour revenir et la route était la plus horrible que j’aie rencontrée jusqu ici. J’ai pris le parti de me loger dans une vacherie voisine; je dis voisine parce qu’il n’y avait que pour une heure de chemin tant le matin que le soir. Pendant les dix jours qu’a duré ce travail, je n’ai pu me déshabiller; je couchais sur quelques bottes de foin, je vivais de lait et de fromage. Presque jamais je ne pouvais apercevoir deux objets à la fois; un brouillard épais couvrait l’horizon. Pendant l’observation comme pendant les longs intervalles qu’elle me laissait, j’ai été successivement brûlé par le soleil, refroidi par le vent et trempé par la pluie. Je passais ainsi dix à douze heures de la journée exposé à toutes les intempéries de l’atmosphère; mais rien ne me contrariait tant que l’inaction»
------------------------------------------------------------------------
1 m = 0,513243 toise ; la toise qui se subdivise en 6 pieds de 12 pouces de 12 lignes vaut donc environ 1,95 m
Une page qui retrace toute l’épopée |
Documents ou sites consultés :
– base du système métrique décimal ou mesure de l’arc du méridien rédigé par Delambre, janvier 1806, tome premier, BN https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k110604s.texteImage h
– Le procès des étoiles, Florence Trystram, Seghers, 1979
– une histoire de la méridienne, J-Pierre Martin, éditions Isoëte, 2000
– Revue de métrologie : Une grande aventure sur un méridien céleste, Louis Marquet, année : ?