La méridienne verte – 3
La méthode de mesure par triangulation
A – Principes
Les distances sont mesurées par triangulation, c’est à dire en construisant sur le terrain des triangles solidaires les uns des des autres par un côté et en déterminant leurs dimensions :
– au départ, on mesure d’abord la base d’un triangle (AC), de quelques kilomètres, à l’aide de règles. Ce sera la seule mesure de longueur sur le terrain. Suivront ensuite uniquement des mesures d’angle.
– Aux extrémités de ce segment, en A et en C, on vise le sommet du triangle en B – qui peut être par exemple le clocher d’une église ou tout autre élément surplombant le paysage et visible à une longue distance – et on détermine les deux angles α et β à l’aide d’un appareil de visée, le cercle répétiteur.
À partir de ces données, on peut calculer les longueurs des deux côtés du triangle, puis enfin l’élément de méridien, AA1
On recommence ensuite la procédure avec le triangle suivant BCD, en mesurant les angles δ et θ et ainsi de suite.
Mais dans la réalité, les choses sont nettement plus compliquées et il faut procéder à des corrections mathématiques variées, plus ou moins complexes.
B – L’appareillage de mesure
L’appareil de mesure utilisé par Delambre et Méchain a été conçu par Jean Charles de Borda (d’où son nom, « cercle de Borda ») et construit par un artisan réputé, Étienne Lenoir ; c’est un appareil portable d’environ 1 mètre de hauteur muni de deux lunettes de visée, le cercle gradué support des lunettes ayant un diamètre d’environ 40 cm.
La lunette supérieure est pointée sur un objet ; simultanément, la lunette inférieure est pointée sur le deuxième objet et on peut ainsi lire directement l’angle formé par les deux objets depuis le point de visée. En pratique, l’opération de visée est répétée plusieurs fois, d’où le nom de « cercle répétiteur » donné à cet instrument : la lunette inférieure est pointée alors sur le premier objet ce qui a pour effet de faire tourner le cercle et donc la lunette supérieure qui en est solidaire, d’un même angle. La procédure est répétée plusieurs fois en intervertissant à chaque fois les visées. L’addition de nombreuses mesures accroît très sensiblement la précision.
C – Mesures et corrections
– Les signaux à viser doivent être bien visibles, faire contraste avec l’arrière-plan, de dimensions bien calculées, de façon à être réticulés facilement : trop étroits, ils seront difficilement visibles, trop larges, ils obligeront à en chercher le milieu, ce qui entraînera une approximation
– les mesures lues sur le cercle (en grades) sont converties en degrés / minutes / secondes
– la lunette inférieure n’est pas dans le même axe que la lunette supérieure (par construction), ce qui induit une erreur d’excentricité dont il faut tenir compte (pour des distances courantes la correction est de l’ordre de 0,5″ d’arc)
– il est rare de pouvoir procéder aux visées en étant au centre de la station (exemple : si le point à partir duquel doit s’effectuer la visée est un clocher, il ne sera pas possible en général de placer l’appareillage de mesure dans ce clocher → le cercle de mesure sera positionné à proximité, mais il faudra tenir compte de ce décalage, et ce, dans les 3 dimensions pour recalculer l’angle réel :
– corriger les effets de la réfraction de l’air
– En l’absence de toute correction, on aurait, en raison du relief, une succession de triangles situés dans des plans différents et au final la détermination de la longueur de la portion de méridien serait erronée :
Il est donc nécessaire de corriger les mesures brutes pour s’affranchir des différences d’altitude. Les corrections consistent à ramener la succession de triangles sur une surface sphérique qui épouse les formes du globe terrestre.
Cette série de corrections a pour effet de définir des triangles sphériques à partir desquels on peut calculer les angles du triangle formé par les cordes de ce triangle sphérique : la somme des angles doit être la plus proche possible de 180°(1) : lorsque ce n’est pas le cas, c’est le signe de mesures peu précises.
Exemple de formule utilisée pour corriger les valeurs brutes :
Au final, les résultats des observations corrigés par calcul sont présentés sous forme de tableaux :
D – Jules Verne et la méridienne |
Voilà comment Jules Verne décrit la complexité de la mesure dans son récit «Aventures de trois russes et trois anglais en Afrique australe» publié en 1872.
Dans ce roman, Russes et les Anglais se sont alliés pour mesurer, dans l’hémisphère sud, en Afrique, une portion de méridien. Il s’agit pour eux de s’affirmer dans le domaine des poids et mesures, alors objet de dissensions avec la France. Entre deux parties de chasse …
Disponible sur le site de la BnF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96341332.r=Aventures de trois russes et trois anglais en Afrique australe?rk=21459;2
La description détaillée des opérations de mesurage qu’en fait Jules Verne est considérée comme un hommage à François Arago, scientifique de haut niveau, à la fois physicien et astronome, et aussi homme politique. Lequel fut envoyé en Espagne en 1806, avec pour objectif de poursuivre jusqu’aux Baléares la mesure du méridien commencée 10 ans auparavant par P. Méchain (Arago, né dans le Roussillon, parlait parfaitement le catalan, ce qui ne put que faciliter son périple malgré les risques de guerre)
Si Jules Verne n’a pas rencontré Arago, il a repris à son compte la description des opérations telle qu’elle figure dans son ouvrage Astronomie Populaire (publié après sa mort, en 1855) qui constitue un condensé des connaissances de l’époque en la matière. Un chapitre entier est consacré à la mesure de la méridienne.
Ce qui nous donne un récit très détaillé dans le cœur du roman :
1 – D’abord, une présentation de la problématique : la base doit être mesurée avec la plus grande précision possible :
2 – Les opérations préliminaires : pose des jalons. Un impératif : une direction rectiligne !
3 – Problème : comment s’affranchir des problèmes de dilatation ?
La toise valant 1,949 m, les règles mesurent donc chacune près de 4 m
4 – La pose de la première règle. On mesure son inclinaison par rapport à l’horizontale avec une alidade et on fait même une double mesure par souci d’exactitude :
5 – Pose des règles suivantes, relevés des températures en vue de corriger les mesures, raboutage de deux règles consécutives :
6 – Le sens du détail poussé à l’extrême. Et une fois la quatrième règle posée, on reprend la première règle pour prolonger la base :
MaJ : nov. 2024
(1) Contrairement au triangle plan, la somme des angles d’un triangle sphérique est toujours supérieure à 180°
(2) Sur ce sujet, voir la page Wikipedia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cercle_r%C3%A9p%C3%A9titeur